Planescape Torment – Le Cercle des héros morts [RETRO-1999]
RETRO – L’immortalité est-elle une malédiction ou une bénédiction ? Le protagoniste de Planescape Torment voterait sans la moindre hésitation pour la première option. Son âme n’étant pas acceptée dans l’au-delà, après chaque mort il revient inlassablement à la vie entre les murs d’une morgue, sans se souvenir de quoi que ce soit. Il est contraint de repartir encore et encore afin de découvrir qui il est réellement et ce qu’il recherche dans le monde sombre de Planescape. Le dernier jeu de rôle d’Interplay utilise le moteur de Baldur’s Gate, mais rompt avec l’univers de la Côte des Épées, ses forêts verdoyantes et ses prairies colorées. L’action se déroule dans un univers où nous devons errer dans des catacombes remplies de cadavres en décomposition, à l’intérieur des murs d’une cité maudite, et où notre compagnon le plus fidèle sera un crâne flottant.
La carrière d’Interplay dans le domaine des jeux de rôle sur ordinateur peut difficilement être qualifiée de linéaire : après les célèbres séries Bard’s Tale et Wasteland, le studio n’a rien produit pendant de longues années qui puisse réellement définir une époque. Son grand retour fut finalement assuré par le succès explosif du post-apocalyptique Fallout, sorti en 1997, qui remporta notamment le titre de Jeu de l’Année. Un an plus tard, Fallout 2, publié en 1998, n’apportait peut-être pas d’innovations révolutionnaires, mais se révélait tout aussi excellent que son prédécesseur.
Le nom de la société est alors revenu sur le devant de la scène auprès des amateurs de jeux de rôle, d’autant plus qu’une attente immense précédait la sortie de Baldur’s Gate, situé dans les Royaumes Oubliés, et qui connut un succès retentissant. La création de l’équipe BioWare fut qualifiée par beaucoup de plus grand jeu de rôle de tous les temps et domina les classements de ventes pendant des mois.
Au cœur de ce succès, Interplay n’a heureusement pas choisi de se reposer sur ses lauriers, mais a travaillé d’arrache-pied sur son projet suivant, Planescape Torment. L’avenir du jeu semblait pourtant assez sombre : durant ses longues années de développement, la composition de l’équipe changeait sans cesse, ce qui est généralement le signe avant-coureur d’un échec retentissant, voire d’une annulation pure et simple. Fort heureusement, cette « malédiction » ne s’est pas réalisée cette fois-ci : Torment est, à presque tous les égards, un digne « frère » de Baldur’s Gate.
Dark fantasy, sans concession
Beaucoup se posent sans doute la question : qu’est-ce que Planescape exactement ? Si l’on considère les mondes de Fallout et de Baldur’s Gate comme des univers, alors celui de Planescape (pour reprendre le terme utilisé par ses créateurs) est un « multivers ». Cela signifie qu’il est divisé en « plans d’existence » (des dimensions différentes) qui gravitent autour d’une cité centrale, Sigil.
La ville de Sigil joue un rôle particulier : c’est à travers elle que nous pouvons atteindre ces plans d’existence, grâce à des portes mystiques dissimulées dans toute la cité. Ces portes prennent la forme de portails, mais uniquement si nous possédons la clé adéquate. Pour compliquer encore les choses, ces clés sont tout sauf ordinaires : elles peuvent même prendre la forme d’un sentiment ou d’une pensée.
La ville elle-même est loin d’être un rêve pour les fans de SimCity : entre masures misérables, tavernes sombres et nauséabondes, catacombes immondes, morgues ensanglantées et divers bâtiments futuristes, les rues sont peuplées majoritairement de zombies en décomposition, de prostituées, de bandits et des membres encapuchonnés d’un étrange culte, les Dustmen. La cité de Sigil est gouvernée par la mystérieuse « Lady of Pain » : elle règne sur tout et sur tous, et il est donc fortement déconseillé de défier ses lois ou de l’insulter ouvertement dans les rues…
Il apparaît déjà clairement que le « multivers » de Planescape propose une vision du monde bien plus pessimiste que les autres univers d’AD&D. De plus, il est nettement plus complexe : dans Planescape, les croyances, les sentiments, les superstitions et d’autres concepts abstraits peuvent se manifester sous une forme physique, et au sens littéral nous pouvons ériger ou abattre des murs grâce à eux, tuer ou même ressusciter divers êtres, et ainsi de suite.
Notre nom : personne
Ceux que le jeu n’a pas encore fait fuir auront besoin d’un peu plus de « force mentale », car le protagoniste n’est pas une figure héroïque de fantasy propre sur elle. Notre héros est un mort-vivant couvert de cicatrices terrifiantes, qui ressemble surtout à un grand zombie relativement bien conservé.
De plus, ceux qui réfléchissaient déjà au nom ingénieux qu’ils allaient donner à leur personnage créé sur mesure (Ubul le Grand, Zotyó le Tueur, Béla l’Effroyable, etc.) risquent d’être profondément déçus : non seulement il est impossible de modifier les attributs ou l’apparence du personnage, mais on ne peut même pas lui donner un nom. Cela pourrait encore être acceptable, mais le « nom » de notre héros est tout simplement « The Nameless One ». Au début, j’avais sincèrement l’impression d’avoir oublié de nommer mon personnage.
Ce sentiment n’est d’ailleurs pas étranger à notre héros : il ne se souvient pas seulement de son nom, mais de rien du tout. Lorsqu’il se réveille sur une dalle de pierre glacée dans une morgue lors de l’introduction du jeu, seuls de vagues fragments de souvenirs le hantent, et il n’a aucune idée de la manière dont il est arrivé là ni de qui il est réellement. Ce motif pourra sembler familier aux amateurs de jeux d’aventure : plus récemment, le héros à la tête bandée du jeu d’horreur-aventure Sanitarium luttait contre un traumatisme similaire.
« The Nameless One » est également immortel : contrairement à Baldur’s Gate, où la mort de notre personnage généré permettait de recharger immédiatement la sauvegarde précédente, ici, chaque fois que nous subissons une blessure mortelle, notre héros s’évanouit, puis se réveille dans la Morgue, descend de sa table de pierre, se dépoussière et nous pouvons poursuivre l’aventure.
C’est positif à certains égards, mais cela peut aussi devenir assez agaçant lorsque l’on se trouve déjà très loin quelque part. La plupart des joueurs rechargeront probablement la sauvegarde précédente malgré tout. À noter que notre héros ne meurt véritablement une « mort des morts » que si son corps est réduit en atomes, brûlé en cendres ou autrement totalement détruit.
L’apparence de « The Nameless One » influe également sur les dialogues, du moins au début : de manière assez frustrante, la plupart des passants nous regardent comme si nous étions une sorte de lépreux. À côté de remarques comme « Dégage d’ici ! » ou « Tu pues ! », le commentaire le plus amical reste : « Alors, de quelle tombe es-tu sorti en rampant ? » Hélas, il vaut mieux au départ encaisser cela et ne pas céder à des pulsions meurtrières.
Les bons morts apprennent jusqu’à la mort…
L’immortalité distingue également « The Nameless One » des personnages de RPG traditionnels sur un autre plan. Il n’apprend ni ne développe de nouvelles capacités de manière classique : celles-ci lui reviennent progressivement au fil de nos aventures. Bien qu’amnésique, sous l’influence de certains événements, il peut se rappeler d’anciennes aptitudes issues de ses « vies » précédentes. Au cours du jeu, on découvre que, au fil des décennies écoulées, « The Nameless One » a exercé presque toutes les professions existantes.
Transposé en termes de gameplay, cela rend Torment bien plus agréable que les jeux de rôle traditionnels, car le héros est beaucoup plus flexible en matière de compétences. Il peut apprendre auprès des mages, des guerriers et des voleurs sans être enfermé dans une seule classe. Au début du jeu, nous incarnons un guerrier de bas niveau, mais nous pouvons rapidement nous « transformer » en voleur ou en mage. Et si nous souhaitons plus tard revenir à notre passé de guerrier, cela reste possible presque à tout moment, même s’il est préférable de se spécialiser pour rester réellement efficace.
À l’instar des deux Fallout, le jeu a été conçu pour permettre aux personnages d’aborder les situations difficiles de multiples façons. Les plus intelligents peuvent s’en sortir par la parole, ceux dotés d’une affinité magique utilisent des sorts, les personnages charismatiques jouent sur la sympathie de leurs interlocuteurs, tandis que d’autres préfèrent tout simplement régler les problèmes à coups de poing. Cette caractéristique rend Planescape non seulement plus crédible, mais aussi réellement rejouable.
La progression des niveaux diffère également des RPG traditionnels. Au début du jeu, nous ne sommes pas un novice total, mais un guerrier de niveau trois, un mage de niveau un et un voleur de niveau un. Les points d’expérience étant répartis entre ces trois catégories, la montée en niveau est relativement lente. Les points de vie n’augmentent que lorsque la classe de plus haut niveau progresse d’un cran.
Les développeurs ont également complexifié la magie : même si nous possédons suffisamment d’expérience pour connaître un sort, nous ne pouvons le lancer que si nous nous en souvenons réellement. L’apprentissage des armes fonctionne de la même manière, puisqu’un instructeur est nécessaire. Heureusement, notre héros dispose aussi de capacités spéciales très puissantes, comme la possibilité de ressusciter les membres de son groupe, étendant ainsi son immortalité à toute l’équipe.
Un combat jusqu’à la mort… ou au-delà ?
Les amateurs de Diablo et des grandes batailles de Baldur’s Gate risquent d’être déçus par les combats de Planescape. Leur principal reproche sera qu’il y en a très peu : le jeu repose avant tout sur les dialogues et le développement des personnages. Beaucoup le qualifieraient donc de jeu d’aventure, et ce n’est pas entièrement faux, puisque le titre mélange aventure et RPG à parts presque égales.
Cela ravira les joueurs qui aiment les longues discussions avec les personnages non-joueurs et la découverte de secrets cachés. En revanche, Planescape Torment fait l’impasse sur les batailles massives et parfaitement chorégraphiées de Baldur’s Gate.
La dimension stratégique des combats est elle aussi largement absente. Il est rarement nécessaire de mettre le jeu en pause, sauf pour lancer un sort ou utiliser une capacité spéciale. L’interface, en revanche, est plus chargée et moins lisible que celle de Baldur’s Gate, ce qui complique inutilement la sélection des sorts.
Au final, les combats se rapprochent davantage des anciens jeux d’action-aventure comme Heimdall ou Darkmere. Le combat à distance est presque inexistant, et l’absence de véritables affrontements d’archers se fait cruellement sentir. La prédominance du corps à corps rend également l’usage de la magie délicat, les incantations étant souvent interrompues par un coup bien placé.
Des compagnons que nous ne voudrions pas croiser même dans nos cauchemars ?
La relative simplicité des combats est toutefois compensée par l’excellente écriture des personnages non-joueurs, et surtout de nos compagnons. Chacun dispose d’une personnalité marquée, bien plus présente que dans Baldur’s Gate. Morte, le crâne flottant qui nous accompagne dès le début, en est l’exemple parfait, aussi pénible que précieux.
En combat, il se révèle étonnamment utile, et peut même être amélioré au fil du jeu. Comme les autres personnages, il possède des capacités spéciales, notamment celle de provoquer un ennemi afin de détourner son attention pendant que nous attaquons par derrière.
Les nombreux autres personnages rencontrés au cours de l’aventure bénéficient du même soin d’écriture. Le nombre impressionnant de dialogues ravira les amateurs de jeux d’aventure, mais pourra ennuyer les fans de RPG plus axés sur l’action.
Une salle d’autopsie ornée de fresques ?
Bien que le moteur graphique de Planescape soit essentiellement le même que celui de Baldur’s Gate, de petites améliorations le rendent plus spectaculaire. La caméra plus rapprochée permet de mieux apprécier le niveau de détail des personnages et des décors.
Les environnements sont dessinés avec un soin extrême, au point que l’on a parfois l’impression de déambuler soi-même dans le monde de Planescape. L’atmosphère est si immersive qu’elle peut devenir presque oppressante, notamment dans la morgue, où la profusion de cadavres disséqués peut provoquer un réel malaise. Les effets visuels des sorts méritent également une mention spéciale, certaines animations occupant tout l’écran et détournant l’attention du combat.
« Mortellement ennuyeux » ou « mortellement » excellent ?
Si l’on compare Planescape à Baldur’s Gate, le constat est contrasté. L’histoire, le protagoniste et les autres personnages sont bien plus riches et intéressants que dans Baldur’s Gate. En revanche, certains joueurs, en particulier les amateurs de RPG hardcore, pourront être rebutés par l’impossibilité de façonner entièrement le héros à leur image et par l’obligation d’incarner un mort-vivant massif à la peau cadavérique. L’univers sombre et morbide de Planescape peut également dérouter au premier abord, surtout après Baldur’s Gate.
-Herpai Gergely BadSector-(2000)
Pour :
+ Une histoire atmosphérique
+ Des graphismes superbes
+ Une approche innovante
Contre :
– Un système de combat faible et simplifié
– Des personnages secondaires agaçants
– Des compagnons parfois simplifiés à l’excès
Éditeur : Interplay
Développeur : Black Isle Studios
Genre : Fantasy
Sortie : 12.12.1999.
Planescape Torment
Gameplay - 8.3
Graphismes (1999) - 8
Histoire - 8.6
Musique/Audio - 7.5
Ambiance - 9
8.3
EXCELLENT
L’aspect jeu d’aventure (beaucoup de dialogues, des combats faibles) peut être agaçant pour ceux qui espèrent un nouveau Baldur’s Gate. En revanche, ceux qui, comme moi, parviennent à dépasser ces petits défauts se retrouveront happés par l’univers de Planescape pendant des semaines !















