TEST – Avec Keeper, Double Fine prouve une fois de plus qu’on peut apprivoiser l’étrangeté pour en faire quelque chose d’irrésistible : une aventure volontairement simple, au charme désarmant et à la patte artistique si fine qu’elle vous glisse sous la peau — et n’en ressort plus.
Autant l’avouer d’entrée : je suis client de toutes les époques de Double Fine — des têtes d’affiche comme Brütal Legend et Psychonauts jusqu’aux pépites moins citées, Iron Brigade, Costume Quest et, surtout, Stacking. D’où le plaisir de voir Lee Petty — l’esprit derrière ce dernier — aux commandes de Keeper. Je garde un souvenir ému de cette « aventure matriochka », et dire que j’avais hâte de retrouver la patte de Petty est un euphémisme. La présentation de juin m’avait déjà conquis : un phare vivant monté sur quatre pattes, avec Brindille, un oiseau niché à son sommet, pour copilote. À partir de là, la prise en main relevait presque de la formalité.
« Bizarre » ? Plutôt singulier et cohérent
Dès que Keeper démarre, on sait qu’on est en terrain Double Fine — pas seulement pour la fantaisie maison. Le travail des couleurs est exemplaire : des environnements luxuriants et saturés qui évitent pourtant les tons criards, préférant des dégradés inhabituels, parfois volontairement sourds. Ce tiraillement rend chaque plan captivant. Le voyage dure environ quatre heures et demie, mais formes et teintes vous happent sans effort : jungles envahissantes contre tours désertées, littoral jonché d’énormes cuirassés rongés de rouille, le tout sur fond de monde post-apo.
L’excentricité affleure aussi côté technique. Si vous visez les 60 i/s, le DLSS (ou un équivalent) s’impose quasiment. L’optimisation brute ne permet pas d’y parvenir sans supersampling. Avec le DLAA ou le TSR, on vise plutôt 40 i/s — un choix technique curieux qui mérite d’être signalé.
Cette direction artistique ultra cohérente infuse chaque créature : baleines étranges, petits peuples autochtones — les designs sont pensés au millimètre. Brindille, à mi-chemin entre l’oiseau et le reptile, bénéficie d’un soin particulier, et Double Fine parvient même à insuffler des émotions au phare : les volutes de métal autour de la lanterne dessinent des « sourcils », clin d’œil évident à Clippy, l’ancien trombone de Microsoft Word. Au final, Keeper est d’une beauté singulière — une expérience visuelle que la musique de David Earl polit encore. Pas de thème entêtant, mais une bande-son qui s’ajuste avec intelligence, de l’ambient au rock en passant par des trouvailles plus expérimentales.
Narrer sans mots — et tordre gentiment les codes
Oui, Keeper est muet de bout en bout, mais certainement pas dénué d’intrigue. Très vite, notre phare hérite d’une mission d’envergure : repousser la décrépitude grâce à sa lumière et prêter main-forte au « regard de la montagne ». Posé après la chute, le jeu s’appuie sur l’« environmental storytelling » pour parsemer, avec doigté, les indices de ce qui s’est passé. Les cinématiques lisent l’action avec clarté, et Double Fine réussit un joli tour : par sa résilience et son amitié têtue avec son compagnon à plumes, ce protagoniste muet devient étonnamment attachant.
Fidèle à son esprit, le jeu détourne aussi la narration via… les succès. En récoltant des statues au fil de l’aventure, on débloque des achievements dont les textes complètent la toile de fond. Une idée rare et maline qui renforce la sensation d’originalité pure. Si la trame et sa conclusion restent, en substance, assez classiques, la mise en scène silencieuse et soignée les fait résonner — avec, au passage, quelques jolis contre-pieds.
Ce Keeper est, littéralement, un keeper
À partir d’ici, rideau : zéro divulgâchis. Les retournements narratifs s’accompagnent de bascules visuelles et ludiques. Double Fine a eu la bonne idée de n’en rien montrer avant la sortie, et je ne vendrai pas la mèche — je resterai volontairement elliptique. Disons qu’en quatre heures et demie, Keeper sait se renouveler et varier ses propositions. Ce qui, en retour, accentue l’impression d’un final trop hâtif : notre petit phare aurait mérité deux ou trois heures de plus à nos côtés. Ce qui, en revanche, demeure constant, c’est une difficulté très douce.
Le cœur du gameplay repose sur deux piliers : diriger le faisceau pour faire pousser des plantes, dégager des passages et effaroucher les nuisibles ; puis envoyer Brindille déplacer des objets ou activer des interrupteurs. Rien de démesuré — les énigmes se veulent accessibles. Même quand surgit une mécanique de « saut temporel » — on bascule d’une époque à l’autre via des switches pour franchir un obstacle —, les solutions restent familières. Légère déception, certes, mais la magie du monde ne s’en trouve pas ternie. Version verre à moitié plein : Keeper est parfait à partager avec un enfant ou un jeune ado — un univers somptueux jamais entravé par une progression cryptique ou sur-conçue.
-Herpai Gergely BadSector-
Pro :
+ Direction artistique ultra cohérente et univers visuel mémorable
+ Pari audacieux réussi : faire d’un phare un « personnage » attachant
+ Bande-son souple et bien calée (de l’ambient au rock, avec des détours expérimentaux)
+ Récit environnemental subtil et lore alimenté avec intelligence par les achievements
Contre :
– Sensation de brièveté ; on en aurait volontiers repris 2 à 3 heures
– Énigmes très simples ; la progression oppose peu de résistance
– Viser 60 i/s suppose quasiment le DLSS (ou un upscaler équivalent)
Développeur : Double Fine Productions
Éditeur : Xbox Game Studios
Genre : Aventure, puzzle (à la troisième personne, atmosphérique)
Date de sortie : 17 octobre 2025
Keeper
Jouabilité - 8.8
Graphismes - 9.2
Histoire - 8.2
Musique/Audio - 8.4
Ambiance - 9
8.7
EXCELLENT
Keeper condense en un format court un voyage visuel et émotionnel d’une belle intensité, concentré des qualités de Double Fine. Malgré des casse-têtes très indulgents et la coquetterie technique d’exiger le DLSS pour un 60 i/s soyeux, le duo phare-oiseau reste inoubliable et le monde, hypnotique. Si vous privilégiez l’atmosphère et la vision artistique à la « pure » difficulté, cette aventure délicieusement atypique est un rendez-vous à ne pas manquer.