CRITIQUE DE FILM – Le nouveau film de Paul Thomas Anderson est à la fois férocement politique, traversé d’un humour noir corrosif et porté par une énergie d’action explosive. On y retrouve des séquences que les grands studios n’osent presque plus produire : des courses-poursuites automobiles délirantes, des fusillades assourdissantes et des confrontations brutales. Qu’un projet de cette ampleur, avec une star en tête d’affiche, un budget massif et tout l’appareil hollywoodien derrière lui, ait pu voir le jour dans une telle forme relève presque du miracle. Tourné en VistaVision, le film imprime la rétine avec des images glaçantes et actuelles : des enfants enfermés sous des couvertures de survie, un mur frontalier éclairé comme un monolithe extraterrestre, ou encore des policiers en tenue militaire frappant des manifestants.
Anderson ne retient aucun coup. Il ne sermonne pas, il ne prêche pas : il signe un film qui aurait trouvé sa place sans mal dans l’âge d’or des années 60 et 70, quand les studios laissaient encore aux cinéastes la liberté d’exprimer leurs obsessions les plus personnelles. À l’ère des blockbusters calibrés et du diktat du box-office, on peut se demander si un tel objet trouvera son public parmi des spectateurs habitués à des divertissements aseptisés. Pour ma part, aucun doute : One Battle After Another est l’expérience cinématographique la plus marquante de l’année.
Le récit emprunte librement à Vineland de Thomas Pynchon. Anderson a reconnu avoir « volé » les passages qui l’avaient marqué, avec l’aval de l’écrivain. Au centre, des révolutionnaires désabusés qui voient le temps filer entre leurs doigts et l’avenir s’enliser dans la poussière. Comme le chante Leonard Cohen : « Everybody knows the war is over, everybody knows the good guys lost. » L’un d’eux, engourdi par la drogue, s’évade dans des films des années 60 consacrés à des révoltes plus victorieuses – jusqu’au jour où quelque chose le réveille de sa torpeur.
Rire en Plein Cauchemar
Ce qui frappe dans One Battle After Another, c’est la manière dont Anderson dessine un monde à la fois désespérément sombre et irrésistiblement absurde. Une dualité qui reflète parfaitement la réalité d’aujourd’hui. Une atmosphère de mort et d’oppression plane constamment, et pourtant le spectateur se surprend à éclater de rire. Exemple : le film révèle qu’une secte suprémaciste blanche tire les ficelles du pays. Terrifiant ? Oui. Mais leur nom – « Le Club des Aventuriers de Noël » – et leurs cris de ralliement, « Vive Saint Nicolas ! », provoquent un rire nerveux et surréaliste.
Le film présente Pat (Leonardo DiCaprio), expert en explosifs au sein du groupe clandestin French 75. Pat est fou amoureux de Perfidia Beverly Hills (Teyana Taylor), dont l’intensité à l’écran est saisissante. Ensemble, ils mènent des actions terroristes contre un système corrompu. Mais Perfidia attire aussi l’attention maladive du colonel Steven J. Lockjaw, militaire raciste incarné par un Sean Penn bodybuildé et bronzé. Lockjaw est une ordure totale, guidée par ses pulsions, sans la moindre qualité rédemptrice. Penn n’avait pas été aussi ignoble au cinéma depuis longtemps.
La situation se complique lorsque Perfidia tombe enceinte et donne naissance à une fille. Pat, aimant et protecteur, se réjouit du bébé, mais Perfidia la rejette et refuse le rôle de mère. Après un braquage qui tourne au désastre, le French 75 se disperse : Perfidia disparaît, Pat change d’identité et devient Bob Ferguson, emmenant sa fille Willa avec lui.
Course-Poursuite Permanente et Illusions Brisées
Dès son ouverture, le film pulse d’une énergie nerveuse, soutenue par la partition métallique et martelée de Jonny Greenwood. Une course-poursuite haletante achève ce premier acte et annonce la suite : à l’instar de Mad Max: Fury Road, le long-métrage devient une chasse effrénée de bout en bout, avalant ses 162 minutes sans répit.
Seize ans plus tard, Willa est adolescente. La révélation s’appelle Chase Infiniti, qui incarne la jeune fille avec une intensité naturelle. Souvent en danger, elle joue la peur et la confusion avec une aisance impressionnante, avant de se transformer en combattante déterminée. C’est une performance marquante.
Bob, lui, n’est plus qu’une épave. DiCaprio excelle quand il campe des personnages pathétiques mais drôles (Le Loup de Wall Street, Once Upon a Time… in Hollywood). Ici, il erre en peignoir, défoncé et à moitié ivre, pathétique mais hilarant. Jusqu’à ce que Lockjaw refasse surface, mettant Willa en grand danger.
Bob tente alors de renouer avec ses anciens contacts clandestins, mais son cerveau embrumé a tout oublié – même les mots de passe secrets. Heureusement, Sergio, maître de karaté incarné avec un flegme irrésistible par Benicio del Toro, intervient. Lui aussi a ses secrets et profite de l’occasion pour frapper le gouvernement, coupable d’envoyer de faux manifestants semer le chaos.
Anderson confirme son rang parmi les grands cinéastes contemporains. On sent chez lui l’influence d’Altman et de Scorsese, mais son cinéma reste unique : exigeant, adulte et en décalage total avec la production hollywoodienne actuelle. Dans un paysage de blockbusters interchangeables, il ose un geste colossal. Ce n’est peut-être pas son film ultime, mais c’est une œuvre à la fois politique et furieusement divertissante – deux pôles que peu sauraient marier, et qu’il fusionne avec brio.
Une Révolution en Fumée
One Battle After Another assume pleinement l’idée que le gouvernement américain dérive vers l’autoritarisme. Le scénario suggère que parfois, la violence politique devient inévitable quand toutes les autres voies sont closes. L’impression de forces obscures manipulant les événements plane sans cesse, donnant au film la tension d’un baril de poudre prêt à exploser.
Mais Anderson garde aussi un ton joyeusement drôle. DiCaprio fait rire sans arrêt, notamment dans une longue dispute téléphonique avec un camarade révolutionnaire, qui devient de plus en plus irrésistible. Et l’action en met plein la vue : fusillades, chaos et un final en poursuite automobile qui vous cloue au siège. Hollywood craint sans doute ce genre d’audace aujourd’hui, mais Anderson démontre qu’il reste encore une place pour la démesure. Ce film choque, divertit et bouscule à la fois. Plus que tout, One Battle After Another incarne la force brute du cinéma.
– Gergely Herpai « BadSector » –
One Battle After Another
Direction - 9.6
Acteurs - 9.6
Histoire - 9.6
Visuels/Musique/Sons - 9.4
Ambiance - 9.6
9.6
CHEF-D’ŒUVRE
Paul Thomas Anderson signe avec One Battle After Another un film radical et sans compromis, qui mêle satire politique, humour grinçant et action survitaminée. Teyana Taylor et Sean Penn y livrent des performances mémorables, tandis que Leonardo DiCaprio parvient à être à la fois pathétique et hilarant. C’est une œuvre provocatrice, énergique et incontournable de l’année.