CRITIQUE DEFILM – Le dernier film de Clint Bentley aborde son sujet avec une patience rare, recomposant l’existence d’un bûcheron à partir de fragments, d’impressions et de souvenirs à demi effacés. L’amour, la perte et la culpabilité deviennent indissociables de la terre elle-même, gravés dans les forêts et les montagnes aussi profondément que dans celles et ceux qui y vivent. Adapté de la nouvelle de Denis Johnson et désormais disponible sur Netflix, le film rejette toute narration classique fondée sur l’intrigue au profit d’une expérience lente et immersive, qui conduit discrètement le spectateur vers une compréhension plus intime de l’interdépendance de toutes choses.
Révélé pour la première fois au Festival de Sundance, le film a ensuite été acquis par Netflix. L’accord garantit une visibilité maximale, mais il s’accompagne d’un sentiment de compromis, tant l’œuvre appelle clairement l’ampleur et la présence du grand écran. Sa durée est resserrée, et pourtant elle dégage une largeur de vue et une gravité presque épiques, modelées par le travail du son, de la lumière et par le poids physique des forêts qu’elle habite. Les choix de casting sont sobres et d’une grande précision. Joel Edgerton construit son interprétation à partir de déplacements infimes et de silences, tandis que Felicity Jones apparaît dans un registre fragile, presque lumineux, qui transforme sa présence en souvenir plutôt qu’en simple image observée.
Quand le passé semblait encore à portée de main
Train Dreams s’ouvre sur l’évocation d’un monde qui n’existe plus. Une voix off se souvient d’un temps où le passé paraissait plus proche, où un simple détour pouvait confronter quelqu’un à l’inconnu. Les images qui suivent montrent des tunnels, des forêts épaisses, une paire de bottes coincée dans le tronc d’un arbre, puis un immense épicéa s’abattant lentement vers le sol. Ces plans ne cherchent pas à s’expliquer. Ils installent le rythme et l’intention du film. Ce qui se déploie n’est pas une suite d’événements, mais un flux de souvenirs et de sensations qui, peu à peu, commencent à s’ordonner.
Au cœur du récit se trouve une vie sans éclat apparent. Robert Grainier est un orphelin qui échoue dans une petite ville de l’Idaho au tournant du XXe siècle et passe ses années à accomplir des travaux physiques éprouvants. Il travaille comme bûcheron et scieur, coupant du bois pour l’effort de guerre de la Première Guerre mondiale et pour le réseau ferroviaire et les ponts d’une Amérique en pleine expansion. Grainier n’est ni instruit ni porté sur l’introspection, mais il lui arrive d’énoncer des pensées simples d’une force inattendue. Allongé auprès de Gladys sur les rives de la rivière Moyie, il confie qu’en cet instant précis, il a l’impression de pouvoir presque tout comprendre du monde.
L’épopée se loge dans les détails
Visuellement et sur le plan sonore, le film est profondément marquant. Il n’est pas long, mais il dégage une impression d’ampleur bien supérieure à sa durée. Les forêts anciennes s’étendent jusqu’aux bords du cadre, tandis que le paysage oscille entre montagnes poussiéreuses, horizons noyés de brume et étendues brûlées, privées de toute vie. En gros plan, les visages burinés des hommes évoquent des territoires encore inexplorés. Dans de nombreux films, le travail physique n’est qu’une posture ou un costume. Ici, éclairés par les feux de camp et filtrés par des canopées épaisses, les ouvriers paraissent à la fois ancrés dans le réel et enveloppés d’un mystère discret.
Ce monde rude, saturé de fumée, s’oppose à l’idée que Grainier se fait de son foyer, ou plutôt à la version de ce foyer qui subsiste dans sa mémoire. Son travail l’arrache sans cesse à sa famille, et il dérive à travers des visions de sa femme et de sa fille qui deviennent de plus en plus abstraites avec le temps. La violence du monde nourrit cette nostalgie. Plus jeune, Grainier assiste à l’expulsion brutale d’immigrés chinois, et la narration souligne son choc face au caractère ordinaire d’une telle cruauté. Avec les années, pourtant, il ne peut plus se prétendre innocent. Lorsqu’un collègue chinois est saisi en plein travail, Grainier demande désespérément ce que cet homme a fait, mais il n’empêche pas les autres de le transporter jusqu’à un pont avant de le jeter dans le vide.
L’image de cet homme assassiné hante Grainier pour le reste de sa vie, mais le film élargit son regard au-delà de la culpabilité personnelle. Il interroge aussi le coût moral du travail lui-même. À un moment donné, Grainier se demande si les fautes que l’on commet nous poursuivent indéfiniment. La question recouvre à la fois ses échecs intimes et l’inlassable transformation du paysage qui lui permet de subsister. Il vit de ce qu’il détruit et sait qu’il ne pourra pas continuer ainsi éternellement. Pour la plupart des ouvriers, les forêts du Nord-Ouest Pacifique semblent inépuisables. Un expert en explosifs maigre et excentrique, interprété par un William H. Macy presque méconnaissable, propose une autre lecture du monde, observant qu’il est finement tissé et que tirer sur un fil modifie inévitablement l’ensemble du motif. Plus tard, alors que Grainier se sent de plus en plus étranger à la mécanisation et à l’impersonnalité de son travail, il passe devant un ours mort gisant au sommet d’un tas de troncs, rappel brutal que la volonté de maîtriser la nature conduit toujours à des dégâts.
Quand il ne reste que le désir
À l’image de son protagoniste, Train Dreams avance en dérivant, porté par le temps comme un simple bol flottant au fil de l’eau, une image fugace qui apparaît puis revient plus tard sous forme de réminiscence. Les rapprochements avec le cinéma de Terrence Malick s’imposent presque naturellement, en particulier dans la manière de filmer la nature, tout comme les échos à des œuvres telles que L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. Le spectateur pourra aussi penser à Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski, à Tony Takitani de Jun Ichikawa ou à Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Le film ne manque pas d’événements, entre coups de feu, morts soudaines et incendie de forêt dévastateur, mais il ne se fixe jamais dans une forme narrative traditionnelle. À travers l’interprétation intérieurement tourmentée de Joel Edgerton, la narration mesurée de Will Patton, la photographie attentive d’Adolpho Veloso et la musique retenue et vibrante de Bryce Dessner, le film nous entraîne dans le désir muet de Grainier pour la paix et le sens.
Au final, le film esquisse une réflexion sur la nature même de la transcendance. Il suggère que la forme du monde ne devient lisible que lorsqu’il est trop tard pour la modifier. Alors qu’un homme mourant contemple la nuit qui tombe, il murmure que c’est beau. Lorsqu’on lui demande ce qu’il veut dire, il répond simplement que tout l’est, jusqu’au moindre détail. Cet échange résume l’esprit de l’œuvre. Ce n’est pas un film à survoler ou à consommer distraitement. Il réclame du temps, de l’attention et de l’espace, et il récompense pleinement celles et ceux qui lui accordent cela.
-Herpai Gergely « BadSector »-
Train Dreams
Direction - 8.4
Acteurs - 8.2
Histoire - 7.6
Visuels/Musique/Sons - 9.2
Ambiance - 8.8
8.4
EXCELLENT
Train Dreams compose le portrait silencieusement dévastateur de l’Amérique du début du XXe siècle à travers les fragments de la vie ordinaire d’un homme, sur fond d’effacement progressif du monde naturel. Le film de Clint Bentley exprime la culpabilité, le deuil et le désir par le rythme et l’image plutôt que par l’explication, porté par l’interprétation retenue de Joel Edgerton. C’est un drame dont la force se révèle lentement et demeure longtemps après le générique final.





