Bugonia – La fièvre complotiste face au flegme des salles de réunion

CRITIQUE DE FILM – Yorgos Lanthimos ne se contente pas d’enrober un classique : il taille directement dans le vif. Son adaptation en langue anglaise du film culte sud-coréen de 2003 Save the Green Planet! est plus sèche, plus glaciale et délibérément impitoyable. Jesse Plemons et Emma Stone livrent un jeu du chat et de la souris qui bascule du rire nerveux au coup de poing dans l’estomac, car ici la ligne entre le délire et la raison tient du fil de rasoir. L’humour agit comme un acide, et la coupe suivante se transforme en frisson d’effroi ; le film fonctionne à la fois comme remake et comme rapport clinique impitoyable. Les angoisses collectives des années 2020 suintent à travers chaque plan : voilà un Lanthimos qui ne se contente pas de provoquer, il tend un miroir affûté comme un scalpel.

 

Après avoir balisé des terrains inquiétants dans la fantaisie dystopique (The Lobster), la comédie noire en costumes (La Favorite) et une adaptation littéraire métamorphe (Pauvres Créatures), le cinéaste remonte à une référence coréenne sous-estimée pour la refracter à travers une lentille contemporaine. Bugonia conserve le pouls maniaque de l’original, mais l’enferme dans un écrin plus élégant et plus froid : le scénario de Will Tracy — dont les travaux sur The Menu et Succession se passent de présentation — transpose une éco-satire du début des années 2000 dans le système nerveux des années 2020. En surface, cette version reste fidèle à l’ossature ; en pratique, elle fore plus profondément dans la façon dont un grand récit complotiste censé tout expliquer se mue en stratégie de survie au quotidien. Résultat : une itération plus polie (et, oui, plus pâle) d’un film déjà déjanté, qui résonne aujourd’hui avec une intensité accrue.

 

Image tirée de Bugonia — la relecture froide et précise de Lanthimos dans l’ombre de Save the Green Planet!

« Kidnapping, antihistaminique, Andromède » — Comment un délire devient un ordre du monde

 

Teddy (Jesse Plemons), obsédé par les théories du complot, vit avec son cousin Don (Aidan Delbis). Leurs journées consistent à chorégraphier un rapt : la cible s’appelle Michelle Fuller (Emma Stone), PDG d’un grand laboratoire au sang-froid d’acier. La mère de Teddy (Alicia Silverstone) est plongée dans le coma après un essai clinique qui a dérapé, et il est persuadé que Fuller est une Andromédienne de haut rang — un fer de lance extraterrestre venu éventrer l’humanité. Le « protocole » est glacial : rasage du crâne, crème antihistaminique, interrogatoire. La rationalité de la salle de conseil de Fuller rebondit sur le récit bétonné de Teddy ; il exige un aveu et une mise en relation avec l’état-major andromédien pour « négocier » un retrait planétaire — ou sinon. C’est là que le film trouve son ton : grotesque et pourtant étrangement familier, la politesse corporate se fracassant sur la logique infantile et inflexible de la peur et de la rage.

 

Bugonia reframe Save the Green Planet! avec une rigueur moderne et glacée

La paranoïa comme performance : Plemons en roue libre, Stone sur le fil du rasoir

 

Après le triptyque d’étrangetés de Kinds of Kindness, Plemons se défait enfin de la réserve compassée que Lanthimos réclame souvent à ses acteurs. Teddy terrifie parce que la certitude visqueuse de sa voix masque une panique brute et une colère inhibée — un cocktail familier à quiconque a vu les ressacs en ligne happer des hommes à la dérive. Tracy — qui a écrit durant les confinements du Covid — capte avec justesse comment l’extrémisme a infusé le langage du voisin, de l’ami, du parent. L’écart entre punchline et cauchemar n’est qu’un cheveu : un questionnement loufoque se calcifie en torture, et l’automutilation chimique commence à paraître « l’étape logique ». La viande du film est le duel entre Terry (Teddy) et Michelle : le baryton poli par les consultants et le calme de salle de réunion d’une PDG se brisent sur un zèle qui ne connaît pas d’issue de secours. La cocotte-minute — Plemons et Stone cadrés par une grammaire visuelle dépouillée — comprime jusqu’au comique en rictus douloureux.

 

Fidèle à l’original, branché sur le présent — pourquoi la même histoire frappe plus fort aujourd’hui

 

Le jeu d’Emma Stone est réglé à la précision d’un horloger : même ceux qui peuvent réciter le rebondissement du troisième acte de Save the Green Planet! se demanderont si Lanthimos et Tracy empruntent à nouveau la même trajectoire. La force de Bugonia réside précisément dans sa proximité avec la source, car deux décennies ont aiguisé la lame des préoccupations originelles. La culture a changé ; les grands maux — abus corporatifs, crise climatique, gouffres de richesse — restent universels. Sous la loupe de la fièvre complotiste, ils paraissent plus féroces encore. La fresque surchauffée et anxieuse qui en sort s’impose parmi les œuvres majeures de la décennie — sur l’étagère où voisinent les cauchemars en ébullition d’Ari Aster et les empoignades sociétales à mains nues de Paul Thomas Anderson. Le vieux dicton veut que la tragédie, avec le temps, devienne comédie ; Bugonia en propose un miroir malade : si nous étions naïfs et myopes il y a 23 ans, la même histoire paraît aujourd’hui plus fébrile, plus sombre, plus désespérée.

 

Une actualité à plein régime — et l’obsédante impression que nous ne tournerons pas le volant

 

Bugonia irradie une actualité presque aveuglante. Dans l’après-2020, le justicier anti-corporate s’est mué en héros populaire, escorté par des armées d’applaudissements dans les commentaires. Lanthimos ne lève pas le poing ; il doute de notre capacité à sortir de nos propres pièges. Son message : il est encore temps — et tout indique que nous le gaspillerons quand même. Le film cogne parce qu’il vacille sur la frontière entre absurdisme et réalisme, sans jamais trahir son propre point de vue. L’image est volontairement stérile, le design sonore étrangle en douceur — et lorsqu’un gag fait mouche, il ne fait qu’aiguiser l’amertume qui suit.

-Gergely Herpai « BadSector »-

Bugonia

Direction - 7.6
Acteurs - 8.2
Histoire - 7.4
Visuels/Musique/Son : - 8.2
Ambiance - 7.2

7.7

BON

Bugonia reste fidèle à l’esprit de Save the Green Planet! tout en focalisant, au scalpel, sur la paranoïa et l’angoisse existentielle des années 2020. Le face-à-face Plemons–Stone marche sur le fil entre comédie et horreur, fracassant le double langage corporate contre la logique d’acier de la fièvre complotiste. En version plus nette mais tout aussi cruelle, Lanthimos l’énonce clairement : on pourrait encore changer de cap — mais rien ne laisse penser qu’on le fera.

User Rating: Be the first one !

Spread the love
Avatar photo
BadSector is a seasoned journalist for more than twenty years. He communicates in English, Hungarian and French. He worked for several gaming magazines - including the Hungarian GameStar, where he worked 8 years as editor. (For our office address, email and phone number check out our impressum)

theGeek Live