CRITIQUE DE SÉRIE – La nouvelle production d’Apple TV Plus, Fumée, frappe d’emblée par sa force visuelle : après seulement trois épisodes, il est clair que l’ambiance, l’esthétique noire et la musique sombre et obsédante de Thom Yorke confèrent à la série une atmosphère unique. Les forêts brumeuses et éternellement vertes de Vancouver offrent un décor idéal au nord-ouest du Pacifique, où chaque plan distille une tension, chaque réplique s’habille d’ironie et chaque personnage respire une autodérision mordante. Ici, la mise en scène et le style dominent, tandis que l’intrigue semble parfois surgir péniblement du brouillard pour s’y dissoudre à nouveau, saturée de références pop postmodernes. Dès les premiers épisodes, une certitude : Fumée est avant tout un exercice de style plutôt qu’un polar traditionnel – mais les amateurs de subversion des codes, de narration ironique et de métafiction y trouveront leur bonheur.
Quand une série pousse l’esthétique à un tel niveau qu’elle en étouffe presque la narration, c’est le cas de Fumée. L’élan narratif s’estompe vite, mais chaque scène est un plaisir visuel.
Dès le générique, la série s’impose avec force : quatre notes descendantes, dignes d’un album de Radiohead, signées Thom Yorke, qui compose et interprète « Dialing In » pour l’occasion. Dès ce moment, l’ambiance sombre et mélancolique s’installe, portée par la musique envoûtante de Yorke.
Noir, parodie et pop culture sous la même fumée
Le second choc arrive dès la première scène, qui pastiche, avec beaucoup d’ironie, le célèbre début de Manhattan de Woody Allen, en version plus absurde et enfumée. Le narrateur, Dave Gudsen (Taron Egerton), aspirant romancier, tente de philosopher sur le feu, tandis que des images au ralenti montrent des bâtiments en flammes. Les premiers mots, hésitants, se transforment rapidement en sentences comme : « Le feu se fout pas mal de ton portefeuille, de la taille de ton arme ou de celle de ta bite, même si tu aimerais qu’elle soit aussi grande que ton pistolet. » Dès lors, il est évident qu’on n’est pas dans un drame classique.
Dave Gudsen, inspecteur principal des incendies et écrivain en herbe, ne tente pas seulement d’éteindre les feux, mais s’attèle aussi à écrire un roman héroïque à peine voilé, dont il est bien sûr le protagoniste, mâchoire carrée en prime. Au bout de trois épisodes, Egerton campe un personnage excessif, voix haut perchée et optimisme désarmant, difficile à prendre au sérieux — et ce n’est peut-être pas le but. Les extraits du roman de Gudsen, d’une maladresse hilarante, rappellent parfois les pires moments de Garth Marenghi. Exemple d’autosatisfaction : « Il sentit son cœur s’accélérer — oui, son cœur, mais aussi d’autres parties de lui. »
Dans une autre scène, Gudsen décrit sans détour sa nouvelle coéquipière, l’inspectrice déchue Michelle Calderone (Jurnee Smollett, connue pour Lovecraft Country), qui serait prétendument électrisée par son toucher – une exagération digne d’un épisode de Delocated – Protection de témoins, mode d’emploi.
Des étincelles d’esprit, mais où est l’incendie ?
Mais Fumée ne se limite pas aux harmonies de Yorke, à l’humour grinçant, aux incendies ou à l’atmosphère des forêts et bars perdus. Umberland, ville fictive, a été filmée principalement à Vancouver, donnant au décor un aspect à la fois tangible et onirique. Dennis Lehane (Gone Baby Gone, The Wire) retrouve Taron Egerton après leur collaboration sur Black Bird, gage de prestige. Visuellement, Fumée se savoure : la photographie, volontairement sombre, évoque David Fincher, et les réalisateurs, dont Kari Skogland (Falcon et le Soldat de l’Hiver), assurent le style.
Le casting secondaire n’est pas en reste : Greg Kinnear campe un chef des pompiers moustachu, hostile au whisky en semaine ; Anna Chlumsky, agent infiltrée, rappelle son personnage désabusé de Veep ; John Leguizamo, pompier alcoolique et grande gueule, qualifie son ex-partenaire Gudsen ainsi : « Ce bizarre furoncle anal, à qui on devrait crever les yeux et jeter les couilles dans un punch à la chlamydia. » Ces répliques illustrent parfaitement l’humour absurde de la série, même si le développement des personnages s’efface parfois derrière l’accumulation de gags méta et de clins d’œil pop.
Feux d’artifice de genres, émotion en sourdine
Fumée oscille constamment entre un ton raffiné et ironique, et la tension d’un vrai polar. Son plus grand atout reste l’atmosphère : la musique de Yorke, la moiteur mystérieuse du nord-ouest américain, et l’écriture de Lehane. Pourtant, il arrive souvent que le style prenne le pas sur la substance, et la flamme tarde à embraser le récit. Aussi brillante que soit la réalisation, aussi corrosif l’humour, le drame labyrinthique finit par se perdre dans la satire, la parodie de genre et l’auto-réflexivité postmoderne. Pour les amateurs de polars sombres, caustiques, et subversifs, c’est un régal ; pour les autres, ce sera un voyage visuel singulier, dont il ne restera, au final, que la fumée.
-Gergely Herpai « BadSector »-
Fumée
Direction - 7.2
Acteurs - 7.3
Histoire - 6.6
Visuels/Musique/Sons/Action - 8.1
Ambiance - 7.2
7.3
BON
Fumée est une série élégante, ironique et délicieusement satirique, où chaque clin d’œil pop, chaque réplique et chaque séquence de noirceur relève plus du décor que du vrai drame. L’expérience Apple TV Plus revisite le polar contemporain, et plaira surtout à ceux qui n’ont pas peur d’un récit où la fumée l’emporte presque toujours sur la flamme.