Malgré un succès international retentissant avec plus de deux millions d’exemplaires vendus, Clair Obscur : Expedition 33 s’est complètement planté au Japon, pourtant berceau du JRPG. Développé par le studio indépendant français Sandfall Interactive, le jeu, lancé le 24 avril 2025, a séduit critiques et joueurs avec son univers Belle Époque, son système de combat au tour par tour revisité et ses visuels en Unreal Engine 5. Mais entre le 21 avril et le 4 mai, seules 9 825 copies ont été écoulées sur PlayStation 5 au Japon, où il a été qualifié de « pâle copie de Final Fantasy » par une partie du public. Un rejet qui met en lumière les différences culturelles, les attentes spécifiques du marché nippon et la difficulté de percer dans l’écosystème fermé du JRPG japonais.
Le concept du jeu est saisissant : dans la ville de Lumière, une divinité surnommée la Peintresse se réveille chaque année pour effacer tous les individus d’un âge précis en inscrivant ce chiffre maudit sur un monolithe. Lorsque ce chiffre atteint 33, six personnes âgées de 33 ans – le groupe Expedition 33 – se lancent dans une quête désespérée pour mettre fin à cette malédiction. Le scénario, sombre et existentiel, aborde le deuil, le sacrifice et la quête de sens à travers une campagne principale de 30 heures, doublée de 30 heures de contenu annexe.
Un triomphe à l’échelle mondiale — mais pas au Japon
Le système de combat mêle brillamment tour par tour classique et mécanique en temps réel : esquives, contres, QTE, à la manière d’un Persona ou d’un Final Fantasy. Graphiquement, le jeu frappe fort grâce à l’Unreal Engine 5, avec une direction artistique onirique et une ambiance sonore signée Lorien Testard qui renforce l’émotion et l’immersion.
Dès ses premières 72 heures, Clair Obscur s’est écoulé à un million d’exemplaires, dont près de 800 000 sur Steam. Le 6 mai, il dépassait les deux millions de ventes, battant Final Fantasy VII Rebirth (2,1 millions) et Metaphor: ReFantazio (1 million). Sur Steam, il affiche un taux d’avis positifs de 92,52 %, surpassant même les 92,2 % de Final Fantasy IX. Avec une moyenne de 92 sur Metacritic, il s’impose comme l’un des JRPG les mieux notés de ces dernières années. Emmanuel Macron a salué publiquement cette réussite comme un exemple de créativité française, et plusieurs développeurs japonais ont exprimé leur admiration. Dans de nombreuses régions, les éditions physiques sont en rupture de stock, et le nombre de joueurs simultanés sur Steam a atteint son pic la deuxième semaine.
Le Japon reste hermétique
Mais au Japon, la réception est bien plus mitigée. Sur les réseaux sociaux, certains joueurs ont exprimé leur malaise, estimant que malgré sa finition, le jeu ressemblait trop à un Final Fantasy sans âme. Et la comparaison est compréhensible : Clair Obscur partage avec la série phare de Square Enix une esthétique réaliste stylisée, une narration émotionnelle et des décors spectaculaires. La ville de Lumière, réinterprétation fantastique du Paris Belle Époque, évoque directement Midgar ou Zanarkand. Pourtant, là où les développeurs voyaient un hommage, de nombreux Japonais y voient une copie fade. Le terme « contrefaçon médiocre » revient souvent, traduisant un manque perçu d’authenticité et d’originalité.
Il faut dire que le marché japonais du JRPG est extrêmement fermé, dominé par des franchises cultes comme Final Fantasy, Dragon Quest ou Persona. Ces séries sont profondément enracinées dans la culture locale, tant au niveau des codes narratifs que des visuels ou des archétypes de personnages. Pour un jeu occidental – et qui plus est français – la mission est presque impossible. L’esthétique Belle Époque, aussi somptueuse soit-elle, peut paraître étrangère aux yeux de joueurs habitués à des styles plus typiquement japonais. Son ton mélancolique, que certains rapprochent de la tragédie de Final Fantasy X ou du surréalisme d’Annihilation, détonne avec les univers plus légers et féeriques souvent plébiscités dans le genre.
Un choc culturel et une rivalité larvée
Le système de combat lui-même divise. En intégrant des mécaniques de tir libre et de QTE, il rompt avec le tour par tour pur que beaucoup de joueurs japonais continuent de chérir. D’autres préfèrent la direction action-RPG de titres récents comme Final Fantasy XVI ou VII Rebirth. L’interface utilisateur est jugée moins intuitive que celle de Persona, et les changements de caméra pendant les scènes coupées agacent certains utilisateurs exigeants.
À cela s’ajoute la préférence marquée du public japonais pour les développeurs locaux. Même si le prix est compétitif (50 dollars, soit environ 7700 yens), la notoriété d’un jeu indépendant étranger reste un obstacle. Sa disponibilité sur PS5, Xbox Series X|S, PC et Game Pass l’a aidé à l’international, mais n’a pas suffi à s’imposer sur un marché où Sony règne et où la reconnaissance de marque est cruciale. Le faible score de 9 825 ventes sur PS5 reflète aussi un manque de visibilité en boutique, ou une sortie éclipsée par des titres très attendus comme le remake HD-2D de Dragon Quest III.
Les barrières culturelles sont bien réelles. De nombreux internautes japonais critiquent le style visuel, jugé trop réaliste et trop éloigné des standards chibi ou anime. Le casting vocal, avec des acteurs comme Charlie Cox ou Jennifer English, ainsi que la bande-son à forte influence française, n’a pas forcément convaincu un public friand de doublages nippons et de J-pop. Le récit, teinté de philosophie occidentale et d’angoisse existentielle, a sans doute moins d’impact émotionnel que celui des JRPG japonais traditionnels, centrés sur des émotions universelles.
Le qualificatif de « clone » reflète peut-être aussi une tension plus large dans l’industrie. Certains analystes estiment que le virage action-RPG de Square Enix a laissé un vide que Sandfall a su exploiter avec brio – au point d’en gêner ses concurrents japonais. Le succès de Clair Obscur prouve qu’un public existe toujours pour le tour par tour. Mais dans un pays où Final Fantasy est une institution, toute tentative perçue comme une imitation est vouée à subir un examen impitoyable.
Il ne faut pas pour autant enterrer toute chance au Japon. Quelques joueurs locaux ont salué la profondeur du scénario et la difficulté des boss, comparant positivement le jeu à Final Fantasy. Ces éloges restent néanmoins minoritaires face au flot de critiques. Pour un studio de 30 personnes, Sandfall Interactive a réalisé un exploit, mais conquérir le Japon nécessitera des efforts ciblés : voix japonaises, campagne marketing dédiée, et peut-être une démo jouable (en préparation selon certaines sources).
En résumé, Clair Obscur : Expedition 33 s’impose comme un triomphe global, mais sa réception tiède au Japon met en lumière la complexité de séduire un public attaché à des codes bien précis. Pour Sandfall, le défi est désormais de concilier cette identité singulière avec les attentes du marché japonais, sans trahir ce qui fait la force du jeu. Si la mission réussit, elle pourrait ouvrir la voie à une nouvelle ère pour les JRPG occidentaux.
Source : 3djuegos