French Connection – L’art du réalisme brut dans le néo-noir aux cinq Oscars

CRITIQUE RÉTRO – Un professeur d’histoire de l’art m’a un jour dit qu’une paire de baskets usée est toujours plus intéressante à dessiner qu’une neuve. Cette réflexion m’est revenue en tête en revoyant French Connection juste avant la cérémonie des Oscars.

 

Ce film est devenu une légende pour son adaptation brute et sans compromis du roman de Robin Moore. Il suit deux détectives new-yorkais lancés dans une traque acharnée contre un réseau criminel français, cherchant à empêcher une cargaison massive d’héroïne d’inonder les États-Unis. Le film ne s’est pas contenté de propulser Gene Hackman au rang de star internationale – il a également offert au cinéma l’une des poursuites en voiture les plus emblématiques de tous les temps. Mais 45 ans plus tard, ce qui frappe tout autant, c’est la manière dont le réalisateur William Friedkin et le directeur de la photographie Owen Roizman ont su capturer la crasse et la décomposition du New York des années 1970. Les rues fissurées de la ville dressent un portrait brutal de la crise sociale et sanitaire qui a alimenté l’addiction aux drogues.

French Connection est une véritable démonstration du pouvoir esthétique de la laideur : un monde révélé à travers les choix de mise en scène de Friedkin et le regard impitoyable de son protagoniste.

 

 

Un antihéros implacable

 

Jimmy “Popeye” Doyle est inspiré d’un véritable enquêteur, Eddie Egan, qui, avec son partenaire Sonny Grosso, était au centre du récit de Robin Moore. Dans le film, Doyle et son coéquipier Buddy “Cloudy” Russo (interprété par Roy Scheider) combinent instinct et travail de terrain pour tenter de faire tomber le criminel français Alain Charnier (Fernando Rey) avant que son héroïne ne déferle sur les rues américaines.

Le Popeye Doyle incarné par Gene Hackman est un personnage abrasif et profondément imparfait. Raciste, alcoolique, misogyne, il ne recule devant rien pour atteindre son objectif. Son obsession à capturer Charnier est à la fois fascinante et effrayante – il est prêt à mettre en danger ses collègues comme des innocents pour parvenir à ses fins. La loi n’a pour lui qu’une importance relative. Seule compte la traque, quel qu’en soit le prix.

Doyle est l’antithèse absolue du John Shaft de Richard Roundtree, sorti quelques mois plus tôt. Tandis que Shaft incarne une classe naturelle et une assurance inébranlable, Popeye Doyle est une tornade d’impulsivité et de violence, fonçant dans le tas sans se soucier des conséquences. Dépourvu d’empathie, il saccage tout sur son passage – et c’est précisément ce qui le rend si captivant. Il est de ces antihéros dont on ne peut détacher le regard, à l’image du Harry Callahan de Clint Eastwood dans L’Inspecteur Harry, arrivé sur les écrans deux mois plus tard.

Une des séquences les plus marquantes du film voit Doyle traquer un tueur à gages, Pierre Nicoli, envoyé par Charnier pour l’éliminer. Même ceux qui n’ont jamais vu le film ont probablement entendu parler de cette course-poursuite légendaire qui culmine sur l’escalier d’une station de métro.

Mais tout aussi inoubliable est la manière dont Doyle tue Nicoli : en lui tirant dans le dos. Dans les commentaires audio du Blu-ray, William Friedkin explique pourquoi cette scène était essentielle : ce tir par-derrière illustre parfaitement l’ambiguïté morale du personnage. Popeye Doyle ne joue selon aucun code d’honneur, ni ne suit une quelconque ligne éthique. Dans son monde, seule la survie dicte les règles.

 

 

Une ville délabrée mais fascinante

 

Le New York de French Connection pourrit de l’intérieur, et le film ne cherche en aucun cas à l’embellir. La ville est crasseuse, usée, et c’est précisément ce qui la rend si percutante. Popeye Doyle et Cloudy Russo traquent leurs cibles sur des trottoirs fissurés, tandis que des sans-abri épuisés s’entassent dans des ruelles sombres. Les suspects sont interrogés dans des impasses calcinées—New York devient elle-même une scène de crime.

L’appartement de Doyle est l’incarnation de la misère urbaine : un logement délabré et étouffant où rien ne semble à sa place. Leur commissariat ne vaut guère mieux—un bureau morne et grisâtre où ils avalent des pizzas au goût de carton et un café si infect que Doyle préfère le jeter sur le trottoir. La ville qu’ils sont censés protéger est remplie de toxicomanes en manque d’héroïne, prêts à tout pour une nouvelle dose, tandis que la drogue se cache dans chaque recoin sombre. Des pilules, de l’herbe et du haschich sont dissimulés sous les comptoirs de bar, enfouis dans des poches de manteaux ou glissés dans des chaussettes. À un moment donné, un informateur confie à Doyle qu’une cargaison d’héroïne est en route et qu’elle va enfin “guérir tout le monde”—une phrase glaçante qui résume à elle seule l’ampleur du fléau qui gangrène la ville.

Le monde sale et désespéré de New York contraste radicalement avec celui des criminels qui tentent d’introduire en contrebande une cargaison d’héroïne depuis la France. Charnier et ses associés portent des manteaux en cuir impeccables et des pardessus élégants—même le tueur à gages Nicoli arbore une cravate en soie. Charnier passe son temps dans une villa surplombant la Méditerranée, dissimulant l’héroïne dans une voiture de luxe, tandis que Doyle et Russo patrouillent à bord d’une vieille voiture de police cabossée, roulant à travers une métropole en ruine. Mais Charnier n’est pas un criminel flamboyant à la Tony Montana dans Scarface de Brian De Palma. Il incarne une sophistication calme et raffinée. Même lorsqu’il est poursuivi par Doyle dans un entrepôt rouillé et abandonné, on l’imagine en train d’épousseter méticuleusement son manteau, refusant que la saleté l’atteigne.

La scène finale du film se déroule dans un lieu particulièrement sinistre : un bâtiment en ruine, vide, sur un terrain vague de Ward Island, où des carcasses de voitures rouillées sont mises aux enchères. La caméra s’attarde sur un couloir froid et délabré, autrefois peut-être une usine—laissant une dernière impression marquante d’une ville en décomposition. Doyle disparaît dans les décombres, poursuivant un criminel à travers une cité déjà condamnée.

 

 

L’Art du Réalisme Brut

 

Lors de sa sortie en 1971, French Connection a été salué par la critique pour son audace à montrer comment les policiers et les criminels peuvent parfois utiliser les mêmes méthodes. Cette dualité est depuis devenue un pilier du cinéma policier, atteignant peut-être son apogée avec Heat de Michael Mann en 1995. French Connection a reçu huit nominations aux Oscars et en a remporté cinq : Meilleur film (devenant le premier film classé R à décrocher cette récompense), Meilleur réalisateur pour Friedkin, Meilleur acteur pour Hackman, Meilleur scénario adapté pour Ernest Tidyman, et Meilleur montage pour Gerald B. Greenberg.

French Connection n’est pas qu’un excellent thriller policier—c’est une fresque sombre et envoûtante d’une ville en déclin, où la frontière entre la loi et le crime devient floue. Le New York des années 1970 était une ville au bord du gouffre, étouffée par la crise économique et une criminalité galopante. Depuis, une vaste campagne de réhabilitation urbaine a transformé la ville, comme le décrit en détail Nick Carr, repéreur de décors, sur son blog Scouting New York.

William Friedkin n’a pas simplement réalisé un thriller haletant—il a peint un portrait brut et viscéral d’une ville dont la beauté réside dans sa propre déchéance. French Connection reste un témoignage implacable du passé sombre de New York—et une démonstration magistrale de la façon dont la laideur peut se transformer en art.

– Gergely Herpai “BadSector” –

 

French Connection

Direction - 10
Acteurs - 9.2
Histoire - 8.6
Visuels/Musique/Sons/Action - 10
Ambiance - 10

9.6

CHEF-D'ŒUVRE

French Connection est un modèle de réalisme brut et d’intensité oppressante, qui transcende le simple film policier. L’interprétation emblématique de Hackman et la mise en scène implacable de Friedkin en font une œuvre inoubliable. Plus de cinquante ans après sa sortie, il reste aussi suffocant et dérangeant qu’à son époque.

User Rating: Be the first one !

Spread the love
Avatar photo
BadSector is a seasoned journalist for more than twenty years. He communicates in English, Hungarian and French. He worked for several gaming magazines – including the Hungarian GameStar, where he worked 8 years as editor. (For our office address, email and phone number check out our impressum)

theGeek TV