CRITIQUE DE FILM – Romy (Nicole Kidman), PDG exigeante et méthodique d’une entreprise de robotique, dirige son entreprise avec la même rigueur implacable qu’elle applique à ses machines. En apparence, sa vie personnelle est tout aussi bien huilée : elle partage un mariage harmonieux avec Jacob (Antonio Banderas), metteur en scène de renom, et élève avec lui leurs deux filles, Isabel (Esther McGregor) et Nora (Vaughan Reilly). Pourtant, un manque persiste—celui d’une satisfaction qu’aucune des attentions ni du jeu sensuel de Jacob ne parvient à combler. Après leurs ébats, Romy s’éclipse systématiquement dans une autre pièce, où elle achève seule ce que son mari ne peut lui offrir, les yeux rivés sur des vidéos pornographiques, étouffant ses propres gémissements.
En pleine réussite professionnelle mais en quête de quelque chose d’inexprimé, Romy est à la fois maîtresse d’elle-même et au bord du précipice, sur le point de basculer vers l’inconnu. Cette bascule se matérialise à travers une rencontre fortuite qui va bouleverser l’ordre millimétré de son existence.
C’est ainsi qu’elle croise Samuel (Harris Dickinson) devant son bureau new-yorkais. Le jeune homme retient un chien agressif lancé à pleine vitesse sur Romy. Babygirl joue cette scène avec un sérieux impassible qui la rend d’autant plus ironique—Samuel apparaît tel un dompteur de chiennes, au sens propre comme au figuré. Mais ce n’est pas un simple passant : il s’agit d’un nouvel apprenti embauché dans l’entreprise, et, contre toute attente, il exige que Romy devienne son mentor. Elle refuse d’abord—elle n’a jamais voulu participer à ce programme—mais finit par céder et accepte de le rencontrer.
Dès leurs premiers échanges, l’humilité de Samuel semble inexistante. Son assurance frôle l’arrogance et, si son audace désarmante semblerait peu crédible dans la réalité, elle devient ici le carburant qui embrase les désirs longtemps enfouis de Romy. Elle tente immédiatement de le remettre à sa place—« Votre comportement est totalement inapproprié. »—mais l’attirance est déjà là, indéniable et électrique.
Jeux de pouvoir et de désir
Halina Reijn, scénariste et réalisatrice, orchestre avec une précision chirurgicale l’équilibre fragile entre passion, tension et ironie mordante, tout en restant ancrée dans une exploration sérieuse du parcours de Romy. Femme de pouvoir dans le monde des affaires, Romy aspire à un tout autre rôle dans sa vie intime : bien qu’elle affiche une autorité inébranlable, elle est inexorablement attirée par la perte de contrôle—et en particulier face à cet apprenti sûr de lui et à la séduction brutale. Babygirl déconstruit intelligemment un schéma narratif qui aurait pu sembler convenu, en y injectant des nuances inattendues et une dynamique de pouvoir en perpétuelle mutation.
L’histoire entre Romy et Samuel se tisse à la croisée du désir charnel et des luttes de domination professionnelles, un jeu de force où chacun tente de prendre l’ascendant sur l’autre. La tension entre Kidman et Dickinson est incandescente, et le film évite scrupuleusement d’aplanir la complexité de leur relation. Leur première étreinte se déroule dans un motel miteux, où Romy oppose d’abord une résistance aux injonctions de Samuel avant de lui céder progressivement—non par pure soumission, mais comme une quête partagée dont ni l’un ni l’autre ne saisit pleinement le but. Cette ambiguïté alimente une tension omniprésente qui crépite à travers chaque scène.
Dans des mains moins habiles, Romy aurait pu devenir une caricature—celle de la patronne autoritaire secrètement avide d’être dominée. Mais Kidman et Reijn construisent un portrait infiniment plus nuancé. Le film laisse subtilement entendre que les pulsions de Romy trouvent leur origine dans une enfance marquée par un culte religieux (un écho à l’histoire personnelle de la réalisatrice), et que son comportement imprudent est le résultat d’une multitude de désirs qui s’entrelacent : la peur de vieillir (d’où ses injections de Botox et ses séances en caisson cryogénique), l’attrait pour la transgression, la recherche du plaisir ultime et l’envie de sonder les recoins inexplorés de sa propre psyché.
Labyrinthe du désir
Nicole Kidman livre une performance magistrale, dépeignant la confusion intérieure de Romy avec une justesse troublante. Elle incarne un personnage qui s’effeuille, au propre comme au figuré, se lançant dans une spirale autodestructrice avec une conscience aiguë des risques encourus. Babygirl ne cherche jamais à enjoliver son sujet, et encore moins à l’édulcorer : il montre Romy sans fard, assumant la facette à la fois comique, absurde et inconfortable de son parcours.
Trop malin pour sombrer dans la morale, trop subtil pour être réduit à une simple confrontation entre dominant et dominé, le film refuse de poser un regard manichéen sur ses protagonistes. Jacob, le mari de Romy, n’est pas l’archétype du conjoint fade et insensible. Il est aimant, attentionné, ce qui rend les choix de Romy d’autant plus ambivalents. Quant à Dickinson, il joue un Samuel paradoxal : autoritaire et insaisissable, mais aussi infantile et inconscient des enjeux réels de cette relation. Babygirl évite soigneusement toute conclusion hâtive, refusant d’absoudre ou de condamner ses personnages, préférant les laisser évoluer dans leur propre complexité.
Reijn et son chef opérateur, Jasper Wolf, optent pour une caméra à l’épaule nerveuse, traduisant l’instabilité émotionnelle de Romy, tandis que la bande-son de Cristobal Tapia de Veer, rythmée par des battements hypnotiques et des respirations troublantes, accentue l’atmosphère sensuelle et inquiétante du film. L’œuvre adopte un ton joueur, à la fois provocant et ironique, qui culmine dans une séquence clé sur Father Figure de George Michael—un passage oscillant brillamment entre intensité érotique et absurdité assumée.
L’autodérision du film transparaît également dans l’un de ses dialogues les plus mordants, lorsque Samuel déclare que leur relation « parle d’échange et de prise de pouvoir », et que Romy lui répond, pince-sans-rire : « Tu es allé chercher cette définition à la bibliothèque ? » Ce genre de moments ancre Babygirl dans une réalité humaine troublante : les personnages eux-mêmes ne savent pas toujours pourquoi ils agissent ainsi, et la frontière entre désir, pouvoir et amour devient de plus en plus floue.
Que Romy accepte un verre de lait envoyé par Samuel lors d’une soirée entre collègues ou qu’elle obéisse à ses moindres exigences, que ce soit au bureau ou en dehors, elle se perd peu à peu dans une spirale dangereuse. L’intrigue se complexifie encore lorsque Romy découvre que Samuel entretient également une relation avec son assistante, Esme (Sophie Wilde), dont les ambitions de promotion ajoutent une nouvelle dimension perverse à ce jeu de pouvoir.
Audace et conséquences inévitables
Refusant la facilité scénaristique, Reijn dépeint des personnages prêts à prendre tous les risques, que ce soit dans leur vie professionnelle ou intime. Loin de dicter une morale, Babygirl expose, interroge et laisse le spectateur seul face aux dilemmes qu’il soulève. Son dénouement est à l’image du reste du film : provocateur, imprévisible, laissant des questions en suspens, et des personnages prisonniers de leurs propres choix.
-Gergely Herpai “BadSector”-
Babygirl
Direction - 8.4
Acteurs - 8.6
Histoire - 8.2
Musique/Audio - 8.6
Ambiance - 8.2
8.4
EXCELLENT
Babygirl est une œuvre audacieuse et provocante, explorant avec intelligence la frontière ténue entre désir et pouvoir. Nicole Kidman incarne Romy avec une intensité saisissante, rendant son dilemme profondément humain et troublant. Halina Reijn signe un film à la fois captivant, sulfureux et d’une grande maturité sur la complexité du libre arbitre féminin.