CRITIQUE DE FILM – Avec son troisième long-métrage, Brady Corbet signe une œuvre monumentale et saisissante, où Adrien Brody incarne un architecte visionnaire. Felicity Jones joue son épouse volontaire mais tragique, tandis que Guy Pearce prête ses traits à un milliardaire manipulateur qui finance son projet ambitieux. Ce récit explore des thèmes universels comme l’ambition, le pouvoir et l’inéluctabilité de la destruction, offrant une perspective inédite sur la relation entre l’architecture et l’âme humaine.
Si vous ne deviez voir qu’un seul film cette année, une fresque audacieusement allégorique sur un architecte cherchant à façonner l’avenir, alors choisissez Le Brutaliste. Pour le dire simplement : mieux vaut opter pour Le Brutaliste que pour Megalopolis de Francis Ford Coppola. Si le film de Coppola commence avec promesse, il sombre après environ une heure dans une errance sans but. Comment Coppola, maître du classicisme du Nouvel Hollywood, a-t-il pu croire qu’il deviendrait un avant-gardiste révolutionnaire ? Finalement, Megalopolis n’est qu’un amas d’éclats étincelants.
Au carrefour de l’architecture et de la destruction
Avec Le Brutaliste, Brady Corbet adopte une approche radicalement différente. Ses deux premiers films, l’allégorie fasciste The Childhood of a Leader (2015) et l’analyse sombre de la pop-culture Vox Lux (2018), bien qu’intéressants, se perdaient parfois dans des excès d’autocomplaisance. À l’inverse, Le Brutaliste est une œuvre plus maîtrisée et subtile, tout en restant éblouissante. Ce film de trois heures et quinze minutes maintient un rythme soutenu et une profondeur émotionnelle, retraçant la vie de László Tóth (Adrien Brody), un architecte juif hongrois qui émigre en Amérique après la Seconde Guerre mondiale. Corbet aborde ce récit avec le sérieux d’un drame biographique.
Si le nom de László vous semble familier, ce n’est pas un hasard : il évoque celui d’un géologue australien d’origine hongroise, tristement célèbre pour avoir attaqué la Pietà de Michel-Ange avec un marteau en 1972. Bien que ce choix puisse sembler anecdotique, il recèle une symbolique plus profonde, soulignant le lien indissociable entre création et destruction. Un créateur de génie, en un sens, est toujours aussi un destructeur.
Je n’ai jamais été particulièrement impressionné par la performance oscarisée d’Adrien Brody dans Le Pianiste. Il semblait traverser le rôle sans intensité, et le film lui-même manquait d’impact. Mais dans Le Brutaliste, Brody incarne un autre survivant de l’Holocauste — László débarque à Ellis Island pour tenter de reconstruire sa vie en Amérique. Cette fois-ci, son interprétation est profondément émouvante, même dans les moments les plus silencieux, imprégnée d’une intensité remarquable.
Un nez cassé, une scène de sexe brutale et une promesse d’avenir
Dès ses débuts, László se présente comme une figure presque invisible : un réfugié désespéré marqué par son accent prononcé et son comportement prudent. Pourtant, dès les premières minutes, Corbet établit que son récit dépasse de loin les récits d’immigration traditionnels. Une prise de vue latérale impressionnante de la Statue de la Liberté montre László quittant l’obscurité confinée du bateau. Ce qui suit est une scène de sexe brutale, non choquante par la présence d’une prostituée, mais par la représentation crue et implacable de Corbet. « Ton visage est laid », déclare la femme. « Je le sais », répond László, résigné. Cette rencontre révèle une vitalité enfouie et une facette plus sombre de sa personnalité.
Pendant son voyage, László s’est fracturé le nez et a utilisé de l’héroïne pour calmer la douleur — une habitude qu’il conserve discrètement tout au long de sa vie. Cette tendance à l’autodestruction dévoile une profondeur psychologique qui ancre à la fois ses ambitions et ses tragédies personnelles.
Arrivé en Pennsylvanie, László trouve refuge chez son cousin Attila (Alessandro Nivola), un menuisier charismatique qui fabrique des meubles sur mesure. Attila lui offre une chambre à l’arrière de son atelier, créant ainsi une illusion de foyer avec sa femme Audrey (Emma Laird), d’origine WASP. Mais Audrey devient rapidement le premier signe annonciateur de trahison, présageant des tensions à venir.
Peu après, László reçoit une commande inattendue : Harry Lee (Joe Alwyn), fils d’un riche industriel local, souhaite transformer l’ancienne bibliothèque de son père en une salle de lecture moderne, en guise de cadeau surprise. Ce projet est confié à László. À ce stade, peu d’éléments sur son passé sont révélés, mais la bibliothèque qu’il conçoit — avec des étagères dissimulées, des lames diagonales mobiles, un puits de lumière éclatant et un fauteuil central digne de Mies van der Rohe — incarne une vision architecturale audacieuse.
Lorsque le père de Harry, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), découvre ce qui a été fait à sa bibliothèque bien-aimée, il explose de colère. László et Attila sont chassés sans être intégralement payés. Plus tard, il devient clair que la colère de Van Buren est liée à son besoin de contrôle et à la maladie de sa mère mourante. Cependant, la bibliothèque devient un jalon du design moderne, faisant l’objet d’un article dans le magazine Look. Peu après, Van Buren propose une collaboration à László : concevoir un bâtiment révolutionnaire, une œuvre qui définira l’avenir.
Une alliance au-delà des affaires
Guy Pearce brille dans le rôle de Van Buren, livrant une performance parmi les plus marquantes de sa carrière. Avec ses cheveux ondulés, sa moustache imposante et sa voix retentissante, il évoque un mélange de Clark Gable et de Charles Foster Kane. La relation entre László et Van Buren est complexe : artiste et mécène, immigrant et aristocrate, subordonné et exploiteur. Mais leur lien évolue vers quelque chose de bien plus sombre. « Vous êtes intellectuellement stimulant », déclare Van Buren, fixant un regard troublant sur László. Rarement un compliment n’a semblé aussi inquiétant.
Bien que Le Brutaliste plonge dans des territoires émotionnels et narratifs riches, Corbet nous rappelle constamment qu’il s’agit également d’un film d’art ambitieux. Les génériques d’ouverture austères rappellent le style visuel de Tár. Divisé en chapitres aux titres évocateurs comme « L’énigme de l’arrivée », le film comprend même une entracte de 15 minutes accompagnée d’un solo de piano moderniste.
La première moitié de l’histoire ressemble à un conte de triomphe. On apprend que László était un architecte brutaliste de renom en Hongrie, influencé par l’école du Bauhaus. Ses structures en béton audacieuses étaient destinées à durer, et c’est exactement ce que Van Buren désire : un auditorium, un gymnase, une bibliothèque et une chapelle combinés, faits de béton et de marbre italien, pour créer un monument luxueux dans la ville de Doylestown, en Pennsylvanie. Avec un coût de 850 000 dollars, une telle somme dans les années 1950 équivalait à un budget royal.
Le prix de l’art : rêves, sacrifices et choix difficiles
La seconde moitié introduit Erzsébet (Felicity Jones), l’épouse de László, contrainte à un fauteuil roulant à cause de l’ostéoporose due à la malnutrition subie en camp de concentration. László aspire à leurs retrouvailles, mais le personnage d’Erzsébet, incarné par Jones avec la fierté et la ténacité de l’Ancien Monde, démolit toutes ses illusions. Leur mariage est loin d’être un refuge et complique encore davantage la vie de László.
Le drame de la construction s’inspire à parts égales de La Source vive et de There Will Be Blood. Ce n’est pas juste un bâtiment : c’est une croisade américaine, pleine de beauté et de danger. Les ressources financières s’épuisent, et la volonté de László de renoncer à son salaire est le premier signe qu’il va trop loin. Entre-temps, Zsofia (Raffey Cassidy), nièce d’Erzsébet, arrive, provoquant des tensions lorsque le fils de Van Buren, Harry, commence à s’intéresser à elle.
La relation entre László et Van Buren devient de plus en plus symbiotique et conflictuelle, culminant dans une séquence visuellement époustouflante dans des carrières de marbre italiennes. Là, Van Buren commet un acte à la fois horrifiant et hautement symbolique. Peut-être trop symbolique.
Alors, de quoi parle vraiment Le Brutaliste ? C’est une histoire profondément américaine sur l’immigration et l’ambition, mais aussi une réflexion sur ce que signifie être un artiste. C’est également un récit sur l’identité juive dans un monde empreint d’ambivalence à l’égard des Juifs. Par moments, ce thème semble trop appuyé, peut-être parce que l’époque décrite est celle d’une assimilation rapide des Juifs américains. Ce qui est sûr, c’est que Corbet voulait dire quelque chose de grand avec ce film. Qu’il y soit parvenu ou non dépend du spectateur. Une chose est certaine : Le Brutaliste donne l’impression de voir défiler la vie entière d’un homme sous vos yeux, et cela, en soi, est déjà significatif.
-Gergely Herpai « BadSector »-
Le Brutaliste
Direction - 8.6
Acteurs - 9.2
Histoire - 8.2
Visuels/Musique/Sons - 8.8
Ambiance - 8.4
8.6
EXCELLENT
Avec Le Brutaliste, Brady Corbet livre une fresque monumentale sur l’ambition, l’immigration et le prix des rêves humains. Adrien Brody et Guy Pearce offrent des performances mémorables dans ce drame épique, riche en profondeur émotionnelle et philosophique. Bien que le film abuse parfois de ses métaphores et présente quelques failles scénaristiques, il reste une expérience cinématographique inoubliable.